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Retour au bercail

  • Photo du rédacteur: Sophie Tholet
    Sophie Tholet
  • 14 avr.
  • 8 min de lecture

Dès mon réveil, j’eus une sensation bizarre. Ma tête savait ce qu’elle voulait dire mais c’était toute autre chose qui sortait de ma bouche. Mon chat me regardait d’un air étonné. Lui aussi avait remarqué. Je tentai de répéter en français : « God Morgon, hur mar du min katt ? ». Pour seule réponse, mon matou bondit hors de la cuisine. Je n’y comprenais rien de rien, je pensais en français et voilà que les mots sortaient dans une langue inconnue à mes oreilles. Je m’inquiétai, étais-je en train de faire un AVC ? Et comment je vais faire au travail ? Etant prof de langues au collège, cela pourrait me causer des soucis. Heureusement, lors de mes essais je constatai que je pouvais encore parler anglais et espagnol. Peut-être ne serait-ce pas une si mauvaise chose de ne plus pouvoir parler français à l’école, tant que je continuai à le comprendre.

Je finis mon petit-déjeuner, m’apprêtai et pris la route. Je me surpris à chanter des chansons françaises en … je ne sais quelle langue. La traduction se fit en simultanée, j’étais devenue interprète du jour au lendemain. Je découvris des sons improbables sortir de ma bouche. Je décidai de passer aux chansons anglophones pour ne pas devenir complètement folle.


            Une fois ma voiture sur le parking, je pris mes affaires et entrai dans l’école. J’avais pour habitude de ne pas trop m’attarder, je saluai mes collègues de la main et je filai en classe. Les élèves arrivèrent, heureusement la journée commençait avec les troisièmes. Nous échangeâmes sur la thématique du réchauffement climatique, le tout strictement en anglais. Je les comprenais toujours lorsqu’ils parlaient entre eux en français. Quel soulagement car avec eux, il valait mieux être aux aguets. Les deux heures passèrent plutôt rapidement et il était déjà l’heure de partir en pause.


            Plongée dans la correction des rédactions du matin, Aron vint s’asseoir à côté de moi. Il s’agissait du viking de l’école, au sens propre. Un grand blond aux yeux bleus, avec de longs cheveux attachés en demi-chignon, il était aussi plutôt bien bâti. Il enseignait également l’anglais pour d’autres classes. Nous ne nous parlions pas souvent en général. Aujourd’hui, je sentis son regard se poser sur moi. Je levai les yeux et lui dis bonjour en anglais. Il me répondit en français et me demanda mes plans pour les prochaines vacances. En général, nous nous parlons en français pour les choses personnelles. J’eus l’intuition de lui parler « en français », là encore des mots étranges sortirent de ma bouche. Son visage s’illumina. Il… Il me comprenait ! Avec beaucoup de hâte, je lui expliquai que depuis ce matin, je pensais en français mais, pour une raison que j’ignorais, les mots sortaient de ma bouche en …. ­

-        Svenska. Du talar svenska ! me disait-il avec enthousiasme.


Son visage s’assombrit car il comprit que je ne saisissais pas ce qu’il me disait. Il me répéta en anglais que je parlais, semblait-il, suédois. Sa langue maternelle ! Pourquoi ne comprenais-je pas la langue que je semblais avoir la capacité de parler ? Il prit un bout de papier et écrivit quelques mots, lorsque je les vis, une chose étrange se produisit. J’étais incapable de les lire mais mon cerveau me donnait la perception du sens. Aron regarda l’heure et me dit devoir y aller. Il me donna rendez-vous à la fin des cours dans la médiathèque au bout de la rue. Il avait déjà quitté les lieux avant que je puisse répondre quoique ce soit. 

La journée passa relativement vite et je pus tenir mes cours entièrement en anglais ou en espagnol. Évidemment, les élèves râlaient un peu mais ils ne se doutaient de rien. Je possédais encore la capacité d’écrire en français. Je le découvris avec un grand soulagement lorsque je dus improviser une liste de vocabulaire pour le cours des sixièmes.


            Arrivée à la bibliothèque, Aron était déjà installé à une table. Il avait une dizaine de livres autour de lui. Sans me dire un mot, il m’invita à m’asseoir à ses côtés. Je découvris des livres sur la mythologie nordique, sur les neurosciences et d’autres ouvrages sur des légendes du monde entier. J’osais lui demander si on ne pouvait pas utiliser internet pour nos recherches. Peut-être qu’il existait d’autres cas similaires. Il me toisa comme si j’avais invoqué un démon. OK… Pas de recherches internet alors… Je me plongeai dans un livre de mythologie nordique dont j’ignorais absolument tout, hormis ce que les films Marvel avaient pu distiller dans ma petite tête.   

Au bout d’une heure, on nous informa que la bibliothèque fermait ses portes. Nous empruntâmes quatre livres. Lorsque nous sortîmes du bâtiment, Aron m’invita à diner. Après un moment d’hésitation, j’acceptai. Une fois attablés au resto du coin, il me dit que je pouvais parler en « français », qu’il comprenait le suédois de toute façon. Étrangement, je ressentais de la fatigue à parler en anglais ou en espagnol alors que lorsque je laissais sortir le suédois, aucun problème. Le spectacle devait être étonnant pour les gens alentours : une fille parlant suédois et un homme, Suédois en apparence, lui répondant en français ou en anglais.


Nous fîmes connaissance, il venait de Lyksele, il avait quitté la Suède car il ne supportait plus les hivers rigoureux et aspirait à la chaleur du sud de la France. Je connaissais très bien ce sentiment, je lui avouai avoir quitté ma Belgique pour les mêmes raisons. Je passai une bonne soirée. Le repas était excellent et j’étais en plutôt bonne compagnie finalement. Après avoir savouré un authentique tiramisu, nous repartîmes chacun chez soi. Mon chat Loki continuait à me snober et je plongeai dans mon lit en priant que toute cette bizarrerie ait disparu au lendemain.


            Mon chat me réveilla au petit matin, l’envie de croquettes étant plus forte que de supporter une humaine ayant perdu la tête. Je lui dis bonjour… toujours en suédois. Au moins la langue était la même, pensai-je pour me rassurer.

A peine arrivée à l’école, Aron me pressa dans la salle de pause pour me partager une idée. Il y aurait pensé toute la nuit. Il parlait très vite, il était nerveux et enthousiaste à la fois. Si j’avais bien compris, il pensait que c’était le souvenir de mes ancêtres, qui se révélait dans une partie de mon cerveau. Je lui répondis que j’étais belge de génération en génération. Je venais de finir mon arbre généalogique, tous mes ancêtres étaient flamands et j’étais remontée jusqu’en 1742. Il ne se démonta pas : « Passe un test ADN et tu verras bien !».

Les cours une fois finis, j’effectuai des recherches internet. Je ne trouvai aucun cas similaire au mien, aucune légende, aucun sort. Rien. Je vivais une véritable énigme. Par dépit, je cédai et me renseignai sur les tests ADN. Je commandai un kit.


Les jours passèrent, je reçu mon colis et renvoyai mon échantillon d’ADN le jour même. Aron m’avait donné son numéro de téléphone pour que nous puissions communiquer des possibles découvertes ou idées qui nous venaient. Lors de nos retrouvailles à la bibliothèque, nous y passions tous les soirs une petite demi-heure, il me partageait sa culture, les légendes de son pays, sa philosophie. Son pays lui manquait. Il vibrait quand il en parlait. Il m’avoua également être heureux d’entendre parler sa langue maternelle. J’avais qu’un regret, ne pas la comprendre lorsqu’il l’utilisait…


Deux longues semaines passèrent et enfin, enfin les résultats tombèrent. Sur l’application, les chiffres étaient clairs : 47.4% Scandinave, 23% nord-européenne, et ensuite un peu Espagnole et Grecque. Aron avait raison, j’avais des origines scandinaves ! Cela n’expliquait rien mais étrangement, cela faisait sens.

Lorsque j’appris la nouvelle à mon collègue, il m’invita à nouveau au restaurant. Chinois cette fois-ci. Il avait effectué des recherches sur les mouvements de migration. Il y aurait eu des invasions Viking dans le nord de l’Europe pendant trois siècles entre le 8e et 11e siècle mais il y avait aussi eu des mouvements de population, massifs, lors des grands froids. Notamment au 17e siècle, énormément de Suédois seraient partis vivre en Flandres. Pour avoir un pourcentage encore aussi élevé dans mon ADN, cela voulait dire que mes ancêtres étaient restés entre eux, dans leurs clans de Suédois.

-        OK, lui répondis-je. Super, j’ai des origines suédoises. Toutefois, cela n’explique pas mon problème. Pourquoi je pense encore en français ? Pourquoi je ne te comprends pas lorsque tu parles suédois ?

-        Peut-être que tu analyses trop. Essaie de lâcher la bride. Tu parles déjà trois langues, et tu m’as dit avoir étudié l’allemand et le néerlandais durant tes études en Belgique. Finalement, tu as surement les bases pour parler suédois. Cela reste assez proche.

Je restais perplexe. Nous changeâmes de conversation pour justement « lâcher la bride » comme il l’avait si bien dit. Il me redemanda ce que je faisais pour les vacances. Avec toute cette histoire, je n’avais absolument rien organisé. De son côté, Aron allait justement repartir en Suède pour les vacances, il allait voir son pote à Malmö et il avait hâte de retrouver sa terre natale. Tout en me racontant cela, il se figea et, comme s’il avait eu une idée, il s’illumina.

-        Tu vas me prendre pour un fou, on se connait à peine mais… et si tu venais avec moi ?

-        (Je manquai de m’étouffer avec mon canard laqué) är det på riktigt? – qui voulait dire : « tu es sérieux ? ».

-        Très sérieux même ! Tu prends une chambre dans un hôtel, un billet d’avion et je m’occupe du reste. Je connais très bien cette ville, il n’y fait pas trop froid en ce moment, car elle est au bord de la mer et plus au sud. Tu parles déjà suédois et anglais.

-        Je le parle certes mais je ne le comprends pas !

-        Peut-être qu’avec quelques verres d’alcool et en total immersion, tu le comprendras ?

 


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Emmitouflée dans ma plus grosse doudoune, je sortis de l’avion. Il ne faisait pas extrêmement froid en effet, juste 2 degrés. Certes j’ai connu le même genre de froid en Belgique mais pas en avril. Aron me tint la porte du taxi. Tout le long du trajet je n’eus de cesse de me penser dingue d’avoir acceptée. Les yeux rivés sur le paysage, je découvris que finalement les bâtiments de Malmö ressemblaient aux immeubles belges de mon enfance : des briques rouges ou des buildings faits de verre et d’acier. Seuls les panneaux trahissaient le pays. L’ami d’enfance de mon collègue devait arriver deux jours après, Aron en profita pour me faire une visite rapide du centre-ville. Le ciel gris nous gratifiait de sa présence. Presqu’un retour au bercail… Il ne manquait que le pluie.


            Pour notre deuxième soirée ensemble, il me fit découvrir Malmö by night. Même dans un bar à cocktails, je découvris des Suédois encore dans l’instant présent. Pas de téléphone sur les tables, la culture du fika était bien là. Prendre le temps de se retrouver, savourer des moments entre proches. Je retrouvai ces instants chaleureux dans un climat froid. Les mêmes instants qui m’étaient plutôt familiers et qui me manquaient de la Belgique.

Après avoir passé une très bonne soirée à danser, boire et parler, Aron me raccompagna à mon hôtel. Alors que je m’apprêtais à passer le pas de la porte, il me retint doucement par le bras. Ses lèvres se posèrent sur les miennes et il m’embrassa passionnément. Ce n’étaient pas des papillons dans le ventre que je ressentais, plutôt le dieu Odin qui remodelait la Terre dans tous ses éléments. Tout me tournait. Au moment de lui souhaiter de passer une bonne nuit. Je découvris que je parlais à nouveau …français. Je marquai un temps d’arrêt. Mon collègue sourit et me prit dans ses bras, visiblement heureux pour moi.

Je passai le restant de la semaine à découvrir les alentours de Malmö grâce à mes deux acolytes qui étaient heureux de partager leur culture. Nous fîmes une escapade à Lomma, une petite ville proche de Malmö qui se révéla typiquement suédoise. Toujours au bord de la mer, des petites maisons colorées rouges, jaunes, roses ou blanches. Des toits bien pointus, pas encore de grandes forêts mais beaucoup de verdure. C’était très charmant. Ils me parlèrent de leur ville natale qui, elle, était très différente. De grandes forêts, des lacs, beaucoup de neige et de glace, des aurores boréales, des bains dans l’eau glacée et des séances de sauna. Le voyage arrivait à sa fin alors que j’en redemandais.


            A présent revenus en France, nous sortons toujours ensemble. Lorsque nos proches nous demandent de parler de notre rencontre, Aron s’amuse à dire que nos ancêtres ont joué les entremetteurs. De mon côté, je me demande s’il n’aurait pas invoqué Frigg, la déesse de l’amour, pour me jeter un sort et provoquer le destin. En attendant, me voici en train d’apprendre le suédois. Finalement, cette langue me manque…

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